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Dans l'intimité de la famille du logeur de Hyacinthe Rigaud

Partie concernée : Vie et carrière (partie I)

Chapitres concernés : L'homme saisi dans son intimité (chapitre 5) / La vie matérielle : une réussite exemplaire / Les quartiers d'habitation et Les logements (pages 264-272)

Nature de la mise à jour : Nouveaux éléments sur Jean Lafontaine et sa famille

 

Parmi les œuvres admises par notre amie Dominique d’Arnoult au titre du catalogue raisonné qu’elle a consacré en 2015 à Jean-Baptiste Perronneau (ca. 1715-1783), figure le portrait en pastel [1, Fig. 1] d’un personnage haut en couleurs, auquel Bertrand Cor a dédié récemment une passionnante biographie [2] et que sa filiation rattache à Hyacinthe Rigaud. Il s’agit en effet de Jean François Lafontaine (1704-1778), sellier des Petites Écuries du roi et receveur des bois et domaines de Bretagne, qui n’est autre que le fils de Jean Lafontaine, dont nous avons établi qu’il fut le principal bailleur de notre peintre, lorsque celui-ci emménagea définitivement rue Louis-le-Grand à Paris, près du couvent des Capucines, à deux pas de l’actuelle place Vendôme.



Fig. 1 : Jean-Baptiste Perronneau, Portrait de Jean François Lafontaine, 1750, pastel sur papier, H. 0,764 x L. 0,550 m, collection particulière

(c) droits réservés / Jean-Louis Losi / Dominique d’Arnoult

Jean-Baptiste Perronneau, Portrait de Jean François Lafontaine, 1750, collection particulière

Issu d’une dynastie d’artisans parisiens, Jean Lafontaine entra comme ses pères dans la carrière de maître sellier, dont les attributions étaient alors fort étendues, comme nous le rappelle Bertrand Cor : « À cette époque, délaissant aux chapuiseurs la fabrication des charpentes en bois des selles, les selliers ne se contentaient pas de recouvrir celles-ci et les harnachements de peaux de veau, vache, porc, chèvre ou mouton, ni de les rembourrer et les recouvrir de matériaux de luxe pour leur décoration. Les selliers étaient en effet autorisés à construire des coches, des chars, des chariots, des calèches garnies et couvertes tant en dedans qu’en dehors, montés ou non sur leur train dont ils pouvaient couvrir les harnais et courroies. Ils étaient également amenés à construire des litières ordinaires, à bras et bricoles avec les selles et les harnais qui les équipent, toutes sortes de coussinets de bosse, de trousses, malles, porte manteaux tant de cuir que de drap, poches à porter les hardes, l’argent ou la vaisselle, toutes sortes de couvertures de drap, de cuir, de toile cirée tant pour chevaux de carrosses que de selle, fontes de selles, fourreaux de pistolets, caparaçons brodés ou non, bâts français ou autres pour mulets et chevaux. Ils pouvaient aussi faire toutes sortes de couvertures de chevaux, d’impériales de carrosses et de sièges de cochers avec tels ornements et broderies qu’il est nécessaire pour les entrées [royales et princières dans Paris] et autres cérémonies, et pareillement toutes les banderoles de timbales, guidons, étendards et même fournir les chariots des pompes funèbres avec les couvertures de velours croisés de drap d’argent tant pour le chariot et le cercueil que pour les chevaux. Leur compétence pouvait aller jusqu’à s’occuper des tentures d’apparat ou de deuil exigées dans les appartements de la haute noblesse ou dans les églises à l’occasion d’un deuil […] » [3]. Par ce métier qui jouissait d’une haute estime, Jean Lafontaine était donc amené à fréquenter une clientèle choisie qu’il partageait avec Hyacinthe Rigaud.


Au début de l’année 1700 [4], orphelin de père et de mère, Jean convola en justes noces avec Madeleine Doussine de Saint-André, la fille d’un maître d’armes de Paris, qui lui donna sept enfants dont Jean François, l’aîné. Le 18 août 1719, le couple Lafontaine acquit de Sébastien Buirette un terrain proche de la place Louis-le-Grand qu’ils firent immédiatement bâtir [5]. Construit selon un parti pris moderne, l’hôtel Lafontaine consistait en un seul corps de logis de deux façades : celle par où l’on accédait communément s’ouvrait sur la rue Louis-le-Grand par une porte cochère et sept croisées ; la seconde, sur la rue Neuve-des-Capucines, se décomposait en deux corps de bâtiments séparés par une cour et était percée côté rue de quatre croisées. Les deux faces présentaient un rez-de-chaussée « à usage de commerce » – c’est-à-dire l’atelier de sellerie de Jean, dont il céda le 1er janvier 1732 le fonds à son fils aîné –, dont le plafond avait été exhaussé, un entresol doté de balcons saillants et sculptés, deux étages d’habitation et un troisième niveau en mansardes avec un grenier. On sait par ailleurs qu’il y avait trois caves propres à recevoir du vin et des réserves en bois. De cet hôtel, Hyacinthe Rigaud loua à partir de 1732 six pièces à l’entresol, onze pièces au premier étage et une pièce sous les combles, soit un vaste appartement de dix-huit pièces pour un loyer de 1600 livres [6], tandis que son propriétaire occupait essentiellement le deuxième étage.


Soucieux de sortir de sa condition seconde d’artisan, Jean Lafontaine se ménagea en 1738, grâce à l’appui du contrôleur général des finances, Philibert Orry [7, Fig. 2], l’octroi d’un office fort lucratif de contrôleur des rentes sur l’Hôtel de Ville.



Fig. 2 : Hyacinthe Rigaud et atelier, Portrait de Philibert Orry, après 1734-1735, collection particulière

(c) droits réservés / Philippe Salinson / Ariane James-Sarazin

Hyacinthe Rigaud, Portrait de Philibert Orry, après 1734-1735, collection particulière

Jean Lafontaine mourut le 24 octobre 1743, soit deux mois avant son glorieux locataire, Hyacinthe Rigaud. Au titre de sa succession, on remarque notamment trente-deux tableaux dont la prisée, pour certains particulièrement élevée, suggère une attribution prestigieuse, bien que non mentionnée par le notaire : plus qu’aux portraits – on n’en recense aucun ! – et aux paysages – au nombre de douze –, le défunt donna la préférence aux scènes religieuses (Fuite en Égypte, Sainte Famille, Agar dans le désert, Rebecca au puits, Vierge, Saint Jérôme, L’Enfant prodigue, David tenant la tête de Goliath, Saint Jean l’Évangéliste), mythologiques (Bacchanale, Vénus, Les Travaux d’Hercule) ou de genre (Diseur de bonne aventure, Cuisinière, Buveurs), auxquelles s’ajoutent cinq figures de bronze pour 100 livres [8]. Quant à sa bibliothèque, elle est forte de 416 volumes correspondant à 161 titres différents. Comme nous l’avons montré en 2016, la forte présence d’ouvrages d’inspiration janséniste rejoint l’un des traits majeurs de la bibliothèque de son locataire. On n’en donnera que deux exemples : du Bonheur de la mort chrétienne. Retraite de huit jours du père Quesnel (Amsterdam, 1683, in-4), le père Colonia dit ainsi qu’ « on ne sçauroit trop s’en défier. D’ailleurs, les Évangiles et les Épitres qu’y s’y trouvent pour chaque jour de la retraite, sont toutes de la traduction de Mons » [9], tandis qu’à propos de l’Histoire du Concile de Trente, traduite de l’italien de Fra Paolo (Paris, 1693, in-12), il prévient : « la traduction françoise dont nous parlons, et l’abrégé de cette même histoire, donné par Jurieu sont trois livres que les Jansénistes autorisent et qu’ils répandent par tout. Leur but est de rendre le Concile de Trente odieux, et d’anéantir ses décisions sur la grâce. C’étoit là une des maximes fondamentales de l’abbé de S. Cyran […]. [Il s’agit d’] un artifice du Parti pour prévenir les peuples contre ce saint Concile. C’est l’Apostat le Vassor, auparavant prêtre de l’Oratoire, et depuis réfugié en Angleterre, qui en est l’éditeur […] Amelot de la Houssaye [le traducteur], trop fidèle, loin d’adoucir ce que Fra Paolo dit avec tant d’affectation en faveur des hérétiques, ne perd point d’occasion, et dans sa préface et par des notes à la marge, de publier tout ce qu’il a pu trouver ou imaginer, qui pouvoit favoriser les sentimens erronés d’un si mauvais historien » [10].


Les héritiers de Jean Lafontaine et de son épouse se mirent d’accord pour laisser à l’aîné des enfants, Jean François, l’ensemble des biens immobiliers des défunts et c’est ainsi qu’à la mort de ce dernier le 22 octobre 1778, une évaluation de l’hôtel de la rue Louis-le-Grand fut dressée par les experts des Bâtiments [11], dont nous avons tiré en 2007, puis en 2016 le meilleur parti pour reconstituer ce qu’avait été quelque trente-cinq ans plus tôt le cadre de vie de notre peintre.

Ayant embrassé le métier de son père, Jean François épousa le 20 août 1730 Marguerite Françoise Coquelin (1714-1765), la fille d’un prospère chapelier parisien. En 1749, il acheta la charge de « seul receveur général des bois et domaines de Bretagne » et fit son entrée dans le milieu des financiers du roi. Selon Dominique d’Arnoult, les portraits de Monsieur [Fig. 1] et Madame [Fig. 3] réalisés en pendant par Jean-Baptiste Perronneau en 1750 célébreraient cette ascension. Ajoutons pour finir que Madame assista avec son beau-frère au mariage de son portraitiste quatre ans plus tard...

Fig. 3 : Jean-Baptiste Perronneau, Portrait de Mme Lafontaine, née Marguerite Françoise Coquelin, 1750, pastel sur papier, H. 0,762 x L. 0,555, collection particulière

(c) droits réservés / Jean-Louis Losi / Dominique d’Arnoult

Jean-Baptiste Perronneau, Portrait de Mme Lafontaine, 1750, collection particulière

 

Notes

[1] Dominique d’Arnoult, Jean-Baptiste Perronneau (ca. 1715-1783), Paris, Arthéna, 2015 (prix Eugène Carrière 2015 de l’Académie française), n° 80 Pa (pour Monsieur) et n° 81 Pa (pour son épouse), p. 234-235. Les deux portraits furent exposés au Salon de 1751.


[2] Bertrand Cor, L’égarement fatal. Biographie de Jean-François Lafontaine (1704-1778), Paris, Chez l’auteur, 2016.


[3] Ibid., p. 32-33.


[4] Paris, Arch. nat., minutier central des notaires parisiens, étude I, liasse 213, contrat de mariage du 7 février 1700, cité par Bertrand Cor, op. cit., note 27, p. 34.


[5] Paris, Arch. nat., minutier central des notaires parisiens, étude CXVII, liasse 304 ; voir sur l’historique de cette parcelle, Ariane James-Sarazin, Hyacinthe Rigaud (1659-1743), Dijon, Éditions Faton, 2016, tome I : L’homme et son art, p. 266 et 269.


[6] Sur l’ordonnancement ainsi que la disposition intérieure de l’hôtel, voir Ariane James-Sarazin, « L’inventaire après décès de Hyacinthe Rigaud », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, livraison de l’année 2007, Paris, 2009, p. 49-155 et Hyacinthe Rigaud (1659-1743), Dijon, Éditions Faton, 2016, tome I : L’homme et son art, p. 264-272, où nous proposons, en outre, une restitution de l’appartement occupé par Hyacinthe Rigaud sous la forme de trois plans à l’échelle (p. 271).


[7] Philibert Orry assista comme témoin au mariage du fils aîné des Lafontaine avec Marguerite Françoise Coquelin, le 20 août 1730 (cité par Bertrand Cor, op. cit., p. 43-45) et fut portraituré par Rigaud en 1734-1735 (voir Ariane James-Sarazin, op. cit., tome II : Le catalogue raisonné, n° *P.1474, p. 517-518).


[8] Paris, Arch. nat., minutier central des notaires parisiens, étude CXVII, liasse 451, inventaire après décès de Jean Lafontaine et de son épouse (morte le 21 octobre 1743) : "un tableau représentant une Fuite en Égypte 40 livres ; un tableau représentant une Pèche, figure et paysage 100 livres ; un tableau représentant un Paysage et figure 40 livres ; un tableau représentant une Sainte Famille 100 livres ; deux tableaux représentant l’un Agar dans le désert et l’autre Rebecca au puits, les deux ensemble 250 livres ; un tableau représentant un Diseur de bonne aventure 250 livres ; un tableau représentant une Vierge 25 livres ; deux tableaux représentant l’un une Cuisinière, l’autre un Paysage et figure, les deux ensemble 70 livres ; un tableau représentant une Bacchanale 200 livres ; deux tableaux sur cuivre représentant deux Marines 400 livres ; deux tableaux représentant l’un une Vénus, l’autre Les Travaux d’Hercule, les deux ensemble 100 livres ; deux tableaux sur cuivre représentant des Paysages et figures, les deux ensemble 100 livres ; un tableau représentant une Sainte Famille sur bois 60 livres ; deux tableaux sur cuivre représentant des Paysages et figures, les deux ensemble 60 livres ; un tableau sur bois représentant un Saint Jérôme 30 livres ; un tableau représentant des Buveurs 60 livres ; un tableau représentant un Paysage et figure sur bois 30 livres ; deux tableaux représentant l’un un Saint Jérôme, l’autre L’Enfant prodigue, les deux ensemble 20 livres ; un tableau rond sur bois représentant un Paysage et figure 30 livres ; un tableau représentant une Bataille 120 livres ; un tableau représentant David tenant la tête de Goliath 40 livres ; un tableau octogone représentant Saint Jean l’Évangéliste 20 livres ; un tableau représentant une Charité 50 livres ; un tableau représentant un Morceau d’architecture 100 livres ; un tableau représentant un Paysage et figure 40 livres ; un tableau représentant un Saint Jérôme 40 livres", soit un total de 2375 livres.


[9] Dominique de Colonia, Dictionnaire des livres jansénistes ou qui favorisent le jansénisme, Anvers, 1752, tome I, p. 197.


[10] Ibid., tome II, p. 209-210.


[11] Paris, Arch. nat., Z1j 1053, estimation de l’hôtel à la mort du fils aîné des Lafontaine, 28 octobre 1779 ; voir la note [6] du présent article.

 

Pour citer cet article


Référence électronique

Ariane James-Sarazin, "Dans l'intimité de la famille du logeur de Hyacinthe Rigaud", Hyacinthe Rigaud (1659-1743). L'homme et son art - Le catalogue raisonné, Editions Faton, [en ligne], 2 avril 2017, URL : http://www.hyacinthe-rigaud.fr/single-post/2017/04/02/Dans-lintimité-de-la-famille-du-logeur-de-Hyacinthe-Rigaud










L'AUTEUR
Ariane James-Sarazin
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