Un nouveau Rigaud de jeunesse ?
Catalogue concerné : I. Catalogue des portraits peints / Portraits d'attribution certaine
Période : Troisième période (de 1690/1691 à 1699/1700) Nature de la mise à jour : Création de notice
Numéro supplémentaire au catalogue : PS.16
Fig. 1 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière
(c) Ader / Cabinet Eric Turquin
Présenté comme une œuvre de l'entourage de Hyacinthe Rigaud [1], ce beau portrait d'ecclésiastique (Fig. 1) a retenu hier, lundi 26 octobre 2020, sur photographie, toute notre attention, car il présente selon nous toutes les caractéristiques formelles et stylistiques d'un tableau original de Rigaud à ses débuts, soit vers 1680-1690. Quant à la physionomie poupine et à la blondeur léonine du modèle, empreintes d'une inspiration toute flamande, elles ne sont pas sans rappeler celles de certains clients du Catalan, tel Louis Joseph Adhémar de Grignan (1650-1722), évêque de Carcassonne [2], pour autant que l'on puisse en juger d'après les représentations conservées de celui-ci, qui passait alors à en croire sa parente, Mme de Sévigné, pour "le plus joli abbé de France"... L'examen de visu, auquel nous allons nous livrer très prochainement, nous permettra de consolider ces intuitions par une analyse étayée que nous partagerons aussitôt avec nos lecteurs.
Ajout du 30 octobre 2020 :
Comme nous l'avions annoncé, nous avons pu examiner le tableau, vendredi 30 octobre au matin. Voici notre analyse qui conforte nos premières intuitions :
NOUVELLE NOTICE
PS.16 Portrait d’un abbé
Huile sur toile ovale rentoilée, restaurations anciennes, H. 0,72 x L. 0,57 m, inscription sur le châssis en haut à gauche : Largillière ; sur un papier à en-tête du 12 place Vendôme collé aux quatre coins sur le châssis, la signature manuscrite : Jules Féral ; sur un autre papier fixé au châssis, la transcription tapuscrite d’une lettre : 12, place Vendôme // OPE 70 06 // 24 février 1937 (?) // Monsieur, Le tableau que vous avez // acquis à la vente du 4 février (?) est une // excellente peinture du premier quart du // XVIIIème siècle. // Il appartient certainement, à mon // avis, à l’école de Hyacinthe RIGAUD et son // attribution à ce maître résulte de l’examen // que nous avons pu en faire en le catalo-//guant. // L’inscription du nom de LARGILLIERE // que vous avez relevé sur le châssis ne méri-//te pas d’être retenue. La peinture a été // évidemment réentoilée. // Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance // de mes sentiments très distingués. // Signature : illisible // M ? le xxxxxxx // Cabinet du général GEORGES ; // 4bis boulevard des Invalides
Vers 1690-1695
Hist. : Vente Paris, 4 février (?) 1937 (?) ; acquis à cette vente par un membre du Cabinet du général Alphonse Joseph Georges (1875-1951) ; expertisé comme de l’école de Hyacinthe Rigaud par Jules Eugène Féral (1874-1944).
Fig. 2 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, dos de la toile
(c) Ariane James-Sarazin / droits réservés
Durant sa longue et fertile carrière, Hyacinthe Rigaud (1659-1743) put toujours compter sur les suffrages et la fidélité de la clientèle ecclésiastique. Avant de portraiturer les princes de l’Église, il s’acquit entre 1681, date de son installation à Paris et le début de la décennie 1690, les faveurs des prélats du Languedoc (sièges d’Albi, de Carcassonne, Nîmes, Saint-Papoul (Fig. 3), etc.), sa province de formation, et de nombreux abbés, modestes chanoines tels que Bertrand Grenu (vers 1635-après 1693) peint dès 1681 pour 11 livres [3] ou érudits fameux tels que Pierre Daniel Huet (1630-1721) (Fig. 4), helléniste et latiniste distingué, membre de l’Académie française, qui apparaît peut-être, l’année suivante, dans les livres de comptes de l’artiste, également pour un buste, mais à 33 livres [4].
Fig. 3 : Hyacinthe Rigaud, Portrait de François de Barthélemy de Grammont de Lanta, évêque de Saint-Papoul, 1692, collection particulière
(c) Ariane James-Sarazin / droits réservés
Fig. 4 : Gérard Edelinck d'après Nicolas de Largillierre, Portrait de Pierre Daniel Huet, 1686, burin, H. 40 x L. 33,3 cm, Amsterdam, Rijksmuseum, inv. RP-P-BI-7523
(c) Amsterdam, Rijksmuseum
Vêtu sobrement d’une soutane noire à boutons (Fig. 5), nouée au-dessus de la taille par une large ceinture dont le nœud, au côté gauche, se laisse deviner, d’un manteau de même couleur fixé aux épaules (Fig. 6) et d’un simple rabat blanc empesé, notre homme s’apparente davantage par sa mise à un abbé qu’à un évêque, Rigaud ayant l’habitude de figurer ceux-ci avec la mosette portée sur le rochet et rehaussée de la croix pectorale comme il le fit en 1683-1685 pour Hyacinthe Serroni (1617-1687), archevêque d’Albi [5] ou en 1690 pour Esprit Fléchier (1632-1710), évêque de Nîmes [6] (Fig. 7). On comparera d’ailleurs utilement sa vêture avec deux très beaux dessins conservés dans des musées allemands, l’un à Berlin [7] (Fig. 9), l’autre à Francfort [8] (Fig. 8), dans lesquels Rigaud a fixé les traits de deux abbés restés pour l’instant anonymes. Compte tenu de la rareté des représentations conservées pour les ecclésiastiques peints par Rigaud dans les décennies 1680-1690, il est extrêmement périlleux de proposer, par comparaison avec notre tableau, un nom de modèle plutôt qu’un autre, à partir de ceux inscrits dans les livres de comptes de l’artiste, si tant est qu’il n’ait pas été victime d’un oubli, ce qui n’est jamais à exclure. Louis Joseph Adhémar de Monteil de Grignan (1650-1722), dont sa parente, la divine marquise de Sévigné, disait qu’il était « le plus joli abbé de France » et qui commanda en 1690 à Rigaud son buste pour 115 livres [9], partage bien la blondeur léonine et la physionomie poupine de notre homme, mais la ressemblance s’arrête là (Fig. 10) ; ajoutons qu’il était évêque de Carcassonne depuis 1681 et n’aurait pas manqué de se faire représenter dans l’habit le plus à même d’exprimer la nature de son bénéfice.
Fig. 5 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, détail
(c) Ariane James-Sarazin / droits réservés
Fig. 6 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, détail
(c) Ariane James-Sarazin / droits réservés
Fig. 7 : Gérard Edelinck d'après Hyacinthe Rigaud, Portrait d'Esprit Fléchier, évêque de Nîmes, 1698, burin, H. 21 x L. 15,3 cm, Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, inv. Da. 63, fol. 107
(c) BnF
Fig. 8 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un jeune abbé, vers 1690-1700, Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut, inv. 1066
(c) Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut
Fig. 9 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1695-1700, Berlin, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz, Kupferstichkabinett, inv. KdZ 1711
(c) Berlin, Staatliche Museen
Fig. 10 : Etienne Gantrel d'après De La Borde, Portrait de Louis Joseph Adhémar de Monteil de Grignan, évêque de Carcassonne, 1682, burin, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, inv. PORT_00081790_01
(c) Vienne, Österreichische Nationalbibliothek
Bien que devant conserver, on l’espère, provisoirement, l’anonymat de son modèle, il n’en reste pas moins que notre tableau est un exemple tout à fait saisissant du talent de Rigaud dans les quinze premières années de sa carrière parisienne. De ses débuts, l’artiste conserve non seulement la modestie du format, un simple buste en ovale, qui l’oblige à concentrer ses effets, mais aussi la leçon des Écoles du Nord dont il est l’un des admirateurs précoces : clair-obscur à la Rembrandt qui, sur un fond neutre, profond et chaud, fait sourdre la figure et décuple sa présence, toute flamande, où se lit le souvenir de Van Dyck, le maître absolu de Rigaud en l’art de portraiture. Cette exigence d’aimable simplicité est, presque dans le même temps, celle du portrait du magistrat Charles de Parvillez (1620-1712) (Fig. 11), peint en 1692 et conservé au musée des Beaux-Arts de Nîmes [10]. Bientôt, Rigaud y adjoindra pour ses clients ecclésiastiques une colonne, comme pour le premier portrait en 1694 de l’abbé Jean Paul Bignon (1662-1743) [11] (Fig. 12), ou un tombé de tenture. Cependant, par rapport aux années 1680, la manière a gagné en assurance et en fermeté : là où les chevelures formaient une sorte de halo vaporeux et évanescent (Fig. 13) [12], les boucles sont désormais individualisées par un dessin enlevé qui leur confèrent de la consistance, tout en ne leur enlevant rien de leur souplesse et de leur naturel (Fig. 14). Les plis, dans le maniement desquels Rigaud excellera, ont perdu ce caractère un peu trop géométrique, sommaire et appuyé des débuts : le moment est arrivé de faire parler les noirs avec subtilité et délicatesse, tandis que le rabat, tracé d’une main plus elliptique – faut-il y voir un indice de quelque inachèvement, nonobstant les restaurations ultérieures dont a fait l'objet la toile au niveau, notamment, du cou ? – présente un retroussis au niveau de l’une de ses pointes (Fig. 15), détail illusionniste dont l’artiste aime à agrémenter ses ajustements pour qu’ils fassent encore plus vrais. Quant au visage, il porte haut les signes de l’autographie rigaldienne : science consommée des carnations (Fig. 16), avec ces impacts ou ces empâtements de blanc coloré distillés là où doit frapper la lumière (Fig. 17) ; ombre grise du rasage, dont sont rescapés deux traits d’une moustache noire, vestiges d’une mode qui fit florès vers 1670 et à laquelle sacrifia le roi Louis XIV (Fig. 18) ; ponctuation rouge, à l’unisson des lèvres, des caroncules lacrymales, dans le coin interne de chaque œil (Fig. 19) ; vitrosité de l’iris et humeur vibrante au bord des paupières inférieures… (Fig. 20)
Fig. 11 : Hyacinthe Rigaud, Portrait de Charles de Parvillez, 1692, Nîmes, musée des Beaux-Arts, inv. IP 156
(c) Nîmes, musée des Beaux-Arts
Fig. 12 : Charles Louis Simonneau d'après Hyacinthe Rigaud, Portrait de Jean Paul Bignon, 1695, burin, H. 25,9 x L. 18,8 cm, Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, inv. Da. 63, fol. 119
(c) BnF
Fig. 13 : Hyacinthe Rigaud, Portrait de Jean François Paul de Bonne de Créquy, duc de Lesdiguières, 1687, Vizille, musée de la Révolution française, inv. D 2008.1
(c) Paris, RMN-GP
Fig. 14 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, détails
(c) Ariane James-Sarazin / droits réservés
Fig. 15 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, détail
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Fig. 16 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, détail
(c) Ariane James-Sarazin / droits réservés
Fig. 17 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, détail
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Fig. 18 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, détail
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Fig. 19 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, détail
(c) Ariane James-Sarazin / droits réservés
Fig. 20 : Hyacinthe Rigaud, Portrait d'un abbé, vers 1690-1695, collection particulière, détails
(c) Ariane James-Sarazin / droits réservés
Notes
[1] Vente Paris, hôtel Drouot, Ader, 13 novembre 2020, huile sur toile ovale, vers 1700, H. 0,72 x L. 0,57 m, lot 36, repr.
[2] Voir Ariane James-Sarazin, Hyacinthe Rigaud (1659-1743), tome II : Le catalogue raisonné, Dijon, Éditions Faton, 2016, n° *P.214, p. 76 (1690).
[3] Ibidem, n° *P.23, p. 25. [4] Ibidem, n° *P.33, p. 27. [5] Ibidem, n° *P.63, p. 33-34. [6] Ibidem, n° *P.216, p. 77.
[7] bidem, n° D.60, p. 604, repr. [8] Ibidem, n° D.54, p. 603, repr. [9] Ibidem, n° *P.214, p. 76-77. On connaît également les traits de Monseigneur de Grignan par une effigie peinte conservée au musée des Beaux-Arts de Carcassonne. [10] Ibidem, n° P.300, p. 107, repr.
[11] Ibidem, n° *P.407, p. 141. [12] Voir par exemple le portrait du jeune duc de Lesdiguières de 1687, dépôt du musée du Louvre à Vizille : James-Sarazin, op. cit., n° P.117, p. 47-47, repr.
Pour citer cet article
Référence électronique
Ariane James-Sarazin, "Un nouveau Rigaud de jeunesse ?", Hyacinthe Rigaud (1659-1743). L'homme et son art - Le catalogue raisonné, Editions Faton, [en ligne], mis en ligne le 27 octobre 2020, URL : http://www.hyacinthe-rigaud.fr/single-post/2020/10/27/Un-nouveau-Rigaud-de-jeunesse
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